Déjà
un mois que Mamour était partie. Elle l’avait dépouillé de sa Nespresso, du
lave-vaisselle et de sa libido, il commençait à perdre ses cheveux dans le
lavabo. Le ménage laissait à désirer. Il n’aspirait plus à rien, même pas à la
poussière. Steve restait bloqué au stade de la dépression, l’avant-dernière
étape du deuil, celle qui succède au marchandage et qui précède l’acceptation.
Des semaines qu’il ne lui avait pas roulé une pelle. Elle lui manquait comme le
soleil manque à l’hiver, le déserteur manque à l’appel. « Tu n’as de mot gentil
à mon égard que lorsque tu veux que je te taille une pipe » fut le dernier
reproche que lui cracha Mamour avant d’officialiser leur rupture. Il avait
ravalé sa fierté et sa salive, conscient qu’elle avait mis le doigt là où elle
ne mettait plus la bouche.
Steve
poussa la porte en verre de la petite échoppe de la rue d’Aubagne. De puissants
effluves d’encens l’étourdirent à la limite de la nausée. Le magasin tout
entier semblait se consumer. Des bacs remplis de DVD contrefaits et emballés à
la hâte étouffaient l’allée principale. Sur les murs, des posters écornés et
colorés de stars de Bollywood se partageaient l’affiche avec des peintures du Mahabharata (1). Au fond de la boutique,
qui n’était pas plus spacieuse que des toilettes de TGV, une grosse femme
empaquetée dans un sari vert bouteille somnolait devant un film tamoul. Devant
la gérante, moustachue par inadvertance et qui se raclait la gorge toutes les
vingt secondes, un présentoir trop fragile pour le devoir qui lui incombait
soutenait une mosaïque de bijoux indiens colorés, mais de pacotille.
(1)
Livre sacré de la mythologie indienne.
Steve
se rendait chaque samedi dans ce bazar du centre-ville où il achetait son stock
de films pour la semaine. Les comédies indiennes étaient devenues sa thérapie
post-Mamour, une parenthèse dans son inconsolable chagrin, la lumière qui
l’extirpait de son coma social et sentimental. L’émotion par procuration comme
palliatif à la dépression et son incapacité d’envisager toute autre solution.
— Se faire quitter par la personne que l’on
aime, c’est comme arrêter la cigarette. Au début, elle nous manque à en crever,
puis vient ce jour où l’on réalise que l’on s’est enfin débarrassé d’une belle
saloperie !
Steve
se retourna. Il n’avait pas perçu sa présence, ni même senti son approche. Il
ne sut dire si l’homme était déjà dans le magasin ou s’il venait tout juste d’y
pénétrer.
C’était
un Indien d’une cinquantaine d’années, l’épiderme brun et lumineux, cuivré
comme celui d’un vieux pêcheur sicilien, les cheveux noirs et fournis. Des
sourcils inquiets et pointus aiguillaient un regard sombre mais généreux tiraillé
par de trop lourdes paupières. Ses oreilles et son nez grossiers lui
insufflaient un air chaleureux et apaisant. Sa barbe de quinze jours était
discrète et peignée.
— A trop te laisser porter par le courant,
te voilà piégé à marée basse ! continua-t-il, les bras croisés, le torse
gonflé.
— Vous êtes marin-pêcheur ou astrologue ?
« Je
m’appelle Rahul Sharma » crut-il bon de préciser. Il portait une kurta orange
sur un jean brut. Il alluma la cigarette qu’il tenait entre ses doigts avec
aisance et dédain comme s’il lézardait à une terrasse de café à l’heure de
l’apéritif.
— Vous n’aviez pas arrêté de fumer ?
— Je suis récidiviste.
— Et toujours en liberté…
— Penses-tu que l’intensité d’un amour se
mesure à la profondeur du chagrin que sa fin engendre ? le questionna l’homme
en libérant une longue fumée bleutée de ses narines volumineuses.
— On se connaît ? l’interrogea Steve,
légitime mais sans plus.
— Oui et non.
— Oui ou non ?
— En sens unique, tempéra l’intrusif Rahul.
— Et qui êtes-vous au juste ?
— Je suis directeur de casting !
— Un indien qui caste…
Le
téléphone sonna. La grosse dame en sari se redressa péniblement, écarta des rideaux
en billes de bois et s’évapora dans l’arrière-boutique. Une voix criarde et
espiègle portée par le son du sitar bondit des quatre enceintes dispatchées
dans le magasin. La musique d’un blockbuster indien des années quatre-vingt-dix
accapara leur ouïe.
— La vérité est que je l’aime toujours. Et
elle aussi, elle m’aime encore ! Enfin, je le présume, je l’espère, se justifia
Steve, piégé alors qu’il ne lui avait rien demandé.
— Si tu l’aimais vraiment tu n’aurais pas
créé les conditions qui l’ont poussée à partir.
— Notre passion s’est peut-être essoufflée,
c’est vrai mais…
— La passion amoureuse est par essence
éphémère, le coupa Rahul. Mais comme elle rend amnésique, l’humain la croit
éternelle quand il s’en découvre une nouvelle.
— Je ne sais pas… je m’attendais à autre
chose en tous les cas.
— A quoi ? Les histoires d'amour finissent
toujours mal. Dans le meilleur des cas elles s’achèvent à la mort de l'autre.
Tu vois une autre possibilité ?
— La seule chose que je vois, se replia le
trentenaire, c’est son absence.
— Ce n’est pas sa présence qui te manque,
mais la routine apaisante qu’elle impliquait.
— Oh vous me saoulez avec vos dictons de
comptoir !
Rahul
lâcha un rire silencieux, entrouvrit la porte et fit voltiger son mégot
jusqu’au caniveau. Un relent de friture émanant du snack d’en face en profita
pour s’infiltrer.
— Et puis d’abord, comment savez-vous tout
cela ? l’interpella Steve, plus suspicieux que froissé.
— Tout ça ? Je n’ai rien évoqué d’autre que
ton chagrin d’amour.
— Admettons, mais qu’en saviez-vous ?
— L’expression liquéfiée sur ton visage,
l’intonation paresseuse de ta voix, la nonchalance de tes pas. Tu as la tête du
type qui revient de trois semaines de congé en Léthargie !
— Mouais…
— Et puis le film que tu tiens dans ta main…
Steve
glissa ses yeux vers le DVD et lut la première ligne du synopsis : « Séparé
d’Anjali, son amour d’enfance, Gopal sombre dans la folie et l’alcoolisme… »
La
gérante refit son apparition une pile de magazines dans les bras. Elle les
empila sur un tabouret, s’affala de nouveau dans sa chaise et sans même prêter
attention aux deux individus qui squattaient sa salle à manger, s’immergea dans
son film parasité par la musique et pour le coup quasi-inaudible. Cela ne
semblait pas la perturber, pas plus que l’odeur de tabac qui grignotait du
terrain sur celle de l’encens depuis que Rahul avait pris l’initiative de s’en
griller une seconde.
— La seule chose dont tu as besoin, c’est de
faire de nouvelles rencontres !
— Je n’ai envie d’aucune autre femme, si
c’est là où vous voulez en venir. Je n’en désire qu’une.
— Pour oublier une femme, il faut en trouver
une autre ! se gondola Rahul, dévoilant ainsi de séduisantes fossettes. Y’a pas
de secret !
— Mais je n’ai pas envie de l’oublier,
s’affirma Steve ! Si notre destinée est de nous retrouver alors…
— Oh ta gueule Paulo Coelho !
— J’t’emmerde !
— Enfin on se tutoie !
— Mais qui es-tu au juste ?
— Rahul, se répéta l’Indien, directeur de
casting.
L’homme
s’approcha d’une étagère, saisit machinalement une figurine de Ganesh, le dieu
qui supprime les obstacles. Steve secoua la tête de droite à gauche, leva les
yeux, gavé, mais en définitive amusé. Il avait ce don d’attirer les
excentriques, les cinglés et autres énergumènes que les rues de cette ville
enfantent à foison. La plupart ne sont pas bien méchants. Ils cherchent juste
une oreille attentive à leurs délires, un camarade avec qui partager leurs
tourments et leurs anecdotes qui n’en sont pas.
— Si tu aspires de nouveau à la quiétude,
reprit Rahul, je peux t’aider.
— Je n’en doute pas !
— Je t’offre l’opportunité d’effacer ton
ex-copine de ta mémoire. Définitivement !
— Rien que ça !
— Et afin que tu ne sois plus jamais en
proie à la déception amoureuse, je t’offre aussi le pouvoir de faire
disparaître les femmes aussitôt l’acte sexuel accompli !
— Merci Superman !
L’Indien
reposa la statuette sur son étagère, se passa la main dans sa crinière et tira
la porte.
— Je ne serai pas loin, certifia-t-il en
quittant la boutique.
— Moi non plus ! plaisanta Steve. Bye !
Trente
ans, élancé et musclé quoiqu’insuffisamment dessiné, le ventre un tantinet
grassouillet naît de l’abandon du badminton au profit du fast-food, Steve
Marengo jeta un œil inquisiteur à l’inquiétante calvitie qui l’attaquait sur
les tempes et le haut du crâne avant de sortir du magasin. Il relativisait
cependant depuis qu’il s’était découvert des airs de Jason Statham. « Mouais,
bof. Vite fait alors » l’avait refréné Mamour lorsqu’il lui avait annoncé la
bonne nouvelle. De petits yeux marron plutôt communs sous d’épais sourcils
foncés lui donnaient ce regard tendre et rassurant auquel succomba jadis celle
qu’il n’avait imaginée un jour appeler « mon ex ».
Marseille,
c’est 850 000 habitants, le double avec les clandestins et les SDF venus
chercher le soleil. Destination privilégiée des mineurs en fuite et des évadés
de psychiatrie, sa beauté se réalise dans la vulgarité, son flegme puise sa
force dans son fanatisme. Ici, le beau temps est un droit inaliénable et
légitime. La pluie est vécue comme une injustice, la neige une catastrophe
naturelle, le mistral un mal nécessaire. Coups de klaxon, insultes, démarrages
en trombe, refus de priorité, la loi de la jungle a depuis longtemps supplanté
le code de la route. Véritables ovnis dans la ville, les rares pistes cyclables
servent de trottoir ou de parking. Dans cet endémique fatras ensoleillé, seul
les tarés et les inconscients se déplacent à vélo. Steve avait opté pour ce
moyen de locomotion.
Les
mains vides, perturbé, en manque d’inspiration, le jeune homme songea aux propos
déplacés mais justes de Rahul, un peu, se remémora les reproches censés mais
âpres de son amour perdu, beaucoup. Il
ne voulait pas rentrer chez lui, ne savait pas trop où aller non plus. 15
heures approchaient, le ciel était limpide, le soleil faisait de son mieux pour
mars, pas de quoi retirer son écharpe toutefois. Il accomplit quelques pas en
direction de sa bicyclette quand une pulsion de marche le retint de
l’enfourcher.
Il
rejoignit machinalement la Préfecture avant de repartir dans l’autre sens et
d’entamer une descente de la rue Saint-Ferréol, la principale artère
commerciale de Marseille, nombril d’un hyper-centre sur le déclin. Dans
l’indifférence la plus totale, des musiciens péruviens ou prétendant l’être
improvisent une reprise de la Lambada.
La rue piétonne est à demi-pleine, les Marseillais promènent plus qu’ils ne
consomment, se rabattent vers les nouveaux centres commerciaux du front de mer.
Une Rom couverte de haillons presse le pas une dizaine de roses rouges sous les
bras. En la croisant, Steve se remémora ce jour où il lui fit livrer des fleurs
au bureau. C’était le lendemain de leur séparation. Il était persuadé qu’elle
bluffait et pensait pouvoir rattraper le coup sans trop de difficultés. Une
petite douzaine de roses ferait l’affaire. Les hommes offrent des fleurs aux
femmes pour se faire aimer ou pardonner. C’est un automatisme du romantisme, un
repli instinctif quand tout s’effondre. La femme aime les fleurs, c’est ainsi.
Est-ce pour le plaisir d’assister à leur lente agonie dans un vase et se
réjouir de voir quelque chose dépérir plus vite qu’elle ? Savoir qu’un être
vivant a été décapité et maintenu artificiellement en vie dans le seul but de
finir sur la table basse de son salon est-il pour elle source de jouissance ?
Steve
avait englouti 80 euros dans le bouquet. A ce prix-là il ne comptait pas se
satisfaire d’un simple câlin, que les choses soient claires ! A l’arrivée
pourtant, cette initiative de prime à bord ingénieuse se révéla castratrice
tant le dénouement en fut violent et sans appel pour le candide jeune homme. Il
était 19 heures, un jeudi. Il l’attendait à l’appartement depuis une heure,
prêt à tout entendre, à tout lui concéder du moment qu’elle revînt sur sa
décision. Elle rentra les bras chargés de sacs et de roses, il réalisa qu’elle
était belle. Emu et résigné, dans le fond, déjà il savait. Elle lui concéda
avoir été surprise et touchée. Il délira, exigea le retour à la normal, le
pardon immédiat. Elle le recadra, incorruptible et décidée, offensée qu’il
puisse penser qu’un simple bouquet de fleurs suffisse à sauver leur relation. «
Vous êtes tous les mêmes ma parole ! Vous pensez qu’il vous suffit de claquer
20 euros pour tout vous faire pardonner ! » Il en avait pourtant déboursé 80…
Les fleurs sont les organes génitaux des plantes. Le soir venu, certaines se
referment. Celle de Mamour ne se rouvrit jamais.
C’est
en surgissant sur la Canebière que Steve comprit son erreur. Foudroyé par
l’évidence, il réalisa que l’unique chance de récupérer une femme était de
s’abstenir d’agir en ce sens. Pris de court et de crainte, il avait abattu
toutes ses cartes en moins de dix jours : les fleurs, le poème, la chanson, le
cadeau, les promesses de changements peu convaincantes, les reproches, les
larmes puis les menaces. Il s’était dévalorisé et humilié, dévoilé risible et
dépendant. Il la regardait de nouveau comme une déesse, elle ne voyait plus que
ses faiblesses. Il l’implora pour une énième seconde chance, elle les avait
toutes écoulées. Il avait lui-même détruit le peu d’estime et d’amour qu’à son
égard encore elle éprouvait. Steve avait trébuché dans le sempiternel piège
tendu. Il mit le cap sur le Vieux-Port.
Depuis
que Mamour l’avait abandonné, le réveil était rude, la motivation absente,
l’idée de bosser un supplice. Steve s’approcha de la jetée. Une horde de
gabians se déchirent pour un cadavre de sardine. L’Edmond Dantès fracasse l’écume avec douceur, se dégage du port et
fond sur l’archipel du Frioul. Il fait bon, les touristes selfisent leur reflet
sous l’ombrière du Vieux-Port. « Mais pourquoi donc les hommes sont-ils aussi
cons pour s’apercevoir que c’est une fois parties qu’ils souhaitent qu’elles
restent ? »
Pour connaître la suite, c'est par ici !
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